Accueil Culture La poésie en questions : Le prisme des philosophes II

La poésie en questions : Le prisme des philosophes II

Il est admis de tous que la poésie est un art parmi d’autres. Notre conception habituelle est d’y voir une fonction de divertissement: divertissement qui aurait toutefois ceci de particulier qu’il correspondrait à un goût plus relevé que pour d’autres formes d’amusement, plus grossiers ceux-là. Même si l’accès au sens de l’œuvre en général oppose parfois une difficulté, et requiert pour cette raison un effort, il reste qu’un sentiment y est en jeu qui relève de l’agréable. Dans le même temps, on observe que cette expérience de l’agréable va de pair avec une certaine éducation du jugement en matière de distinction entre ce qui est beau et ce qui est laid. On ne devrait pas sous estimer cette dimension pédagogique de l’art, dont on peut espérer qu’elle inocule à tout «apprenant» le devoir de s’en tenir ensuite au beau, non seulement dans ce qu’il produit de ses mains, mais aussi dans ses actions au quotidien et dans ses pensées aussi. On dit de la musique qu’elle adoucit les mœurs : en fait, c’est des arts dans leur ensemble qu’on pourrait dire à la fois qu’ils adoucissent les mœurs et qu’ils les embellissent. D’où l’importance de certains apprentissages artistiques dans les écoles…

Certes, comme le mal a des fleurs, dirait Baudelaire, le beau a parfois une face sombre. L’art en général, et la poésie en particulier, nous donnent l’occasion d’explorer le beau même dans ce qui, en lui, heurte notre jugement du bon goût. Ce n’est pas tout à fait un hasard, du reste, si la poésie tragique occupe chez les Grecs une place si grande. Et qu’Aristote lui réserve dans son ouvrage sur la poésie le plus gros de ses développements, quand il expose sa théorie de la «catharsis»… Or, justement, ce thème de la catharsis nous alerte sur une autre fonction possible de l’art, à savoir celle de purifier nos passions. Il est vrai que les arts du spectacle semblent de ce point de vue plus tournés vers ce but, mais la poésie ne manque pas de nous entraîner, elle aussi, sur le terrain de l’inquiétant, et parfois même de l’horrifiant. Grâce à quoi nous apprenons à apprivoiser nos peurs obscures qui, sans cela, demeurent inavouées et d’autant plus paralysantes. Idem pour certains de nos penchants funestes qui, si nous ne les voyons pas en dehors de nous, vécus et soufferts par l’autre, échappent chez nous à toute prise.

Il n’est donc pas vrai de dire qu’une poésie comme celle d’Edgar Poe, par exemple, pervertit le goût du public parce qu’elle nous transporte dans un univers angoissant. Au contraire, elle permet de se libérer de toutes ces phobies qui sont tapies au fond de nos âmes et que nous chassons habituellement de nos esprits sans jamais nous en affranchir. La face cachée du beau est donc ce par le biais de quoi l’art agit sur nous comme un baume. Il a en ce sens une fonction thérapeutique.

L’art caduc de Hegel

Dans ses cours qu’il consacre à l’esthétique, et qui ont fait l’objet d’un ouvrage, Hegel revient sur ces deux aspects éminemment utiles — le pédagogique et le thérapeutique. Mais, chose remarquable, c’est pour leur contester le droit de représenter une valeur de critère de l’œuvre d’art. Il le fait en insistant sur l’idée que l’art, en tant que tel, ne saurait servir de moyen en vue d’une fin. En effet, sa fin est en lui-même. Et il en est ainsi parce que l’art, nous dit Hegel, porte en lui ce qui est le plus élevé. Bien que s’adressant à notre sensibilité, ce qu’il nous dit appartient à la sphère du spirituel. C’est d’ailleurs ce qui lui vaut d’être considéré comme une activité d’un rang aussi éminent que celui de la religion et de la philosophie.

En d’autres termes, les fonctions pédagogique et thérapeutique ne sont pas niées, mais elles sont considérées comme quelque chose qui se surajoute à une dimension plus essentielle, qui est la représentation de l’absolu. L’art est ce qui met le sensible au service de cette représentation, laquelle représentation s’adresse à l’esprit. C’est de ce point de vue là que l’art peut seulement se concevoir comme ayant sa fin en lui-même.

On retrouve donc ce souci de la synthèse ou de la conciliation qui s’était exprimé chez Kant à travers sa notion de génie, puisque ce dernier se présente comme une imagination affranchie de toute règle, mais accordée en même temps à l’entendement —«heureux rapport»— dans sa façon de représenter les «Idées esthétiques». On notera d’ailleurs cette majuscule dont Kant gratifie l’orthographe de son «Idée» et qui renvoie, sans aucun doute, à une dimension spirituelle. «Idée esthétique» : c’est à nouveau ce qui est le plus élevé qui est rendu présent par ce qui est sensible.

Mais on sait par ailleurs que, pour Kant, la vérité qui se manifeste dans l’œuvre d’art a une valeur subjective : elle est universelle et néanmoins subjective, à la différence des vérités scientifiques qui sont à la fois universelles et objectives. Or c’est ce que conteste Hegel, pour qui il y a une science du beau, et non pas seulement un jugement subjectif.

Cette promotion hégélienne de l’œuvre d’art du point de vue de son rapport à la vérité, dans son sens d’absolu, est cependant contrebalancée par l’affirmation que la manifestation de la vérité par la philosophie rend l’art rien moins que… caduc ! Pourquoi caduc ? Parce que quand il est possible de représenter la vérité sans le recours au sensible, comme c’est le cas avec la philosophie, le retour à l’expression artistique perd son sens. Cela, bien sûr, ne change rien au statut de l’art en tant que mode d’apparaître à lui-même de l’Esprit, selon les figures qu’il adopte au fil de son devenir historique – symbolique, classique et romantique. Mais, dans la mesure où la représentation atteint, dans la philosophie, dans le langage du concept, une perfection supérieure, l’art cesse de jouer son rôle de messager nécessaire… Ce qu’il évoque est déjà clairement révélé par ailleurs ! Il y a donc bien une science du beau, dont le génie est le sujet, mais cette science est désormais tournée vers le passé.

Hegel, en ce sens, aggrave cette situation de dépendance de la poésie par rapport à la philosophie telle qu’elle s’est déclarée —nous l’avons signalé la dernière fois— dès la période grecque, malgré la réhabilitation —relative— à laquelle on assiste avec la poésie romantique. Si sa conception de l’art en général, et de la poésie en particulier, va malgré tout marquer durablement le monde des arts et des lettres, c’est que la caducité ne signe l’arrêt, ni de l’activité artistique, ni de la poursuite de la mission —grandiose— assignée à l’œuvre d’art, qui est de mettre en scène la manifestation de l’Esprit au cœur de la réalité sensible. Elle a seulement perdu sa position centrale dans l’Histoire.

La tyrannie du Vouloir-vivre

Dès la fin du 19e siècle, cette influence se fait sentir. Mais il faut alors relever que c’est en concurrence avec une autre philosophie : celle de Schopenhauer. C’est cette philosophie qui va également ouvrir la voie à une figure dont la pensée exercera à son tour une si forte impression au cours du 20e siècle : Nietzsche !

Or le tournant initié par Schopenhauer modifie la relation d’équilibre, ou plutôt de déséquilibre, entre poésie et philosophie. Il semble qu’on assiste ici à un renversement au profit de la poésie, dans la mesure d’abord où l’élément musical prend une importance décisive et dans la mesure ensuite où la prétention de la philosophie à atteindre la vérité est violemment contestée.

On sait sans doute que l’opposition de Schopenhauer à Hegel est de celles qui ont défrayé la chronique. Le premier, surtout, ne tarissait pas d’attaques contre le second. Or le nœud du conflit réside dans la relation de l’un et de l’autre à l’affirmation kantienne selon laquelle la chose en soi ne se laisse pas connaître. Les phénomènes sont connaissables, avait dit Kant: pas la chose en soi, qui en est la dimension sous-jacente, et qui est seulement pensable. Hegel arrive en contestant cette position : il y a bien, selon lui, connaissance de la chose en soi, en ce sens que celle-ci se manifeste elle-même dans l’Histoire et que la conscience prend acte, elle, de cette manifestation. Et cette chose en soi, c’est l’Esprit.

Mais justement, pour Schopenhauer, l’acteur central de l’Histoire qu’est l’Esprit est une fiction d’origine judéo-chrétienne : rien d’autre ! La vérité est que la chose en soi est bel et bien inconnaissable, pour commencer. D’autre part, au lieu de la penser —comme fait Kant cette fois— sous le prisme d’une sorte d’a priori moral qui confère au monde une finalité heureuse —ce qui, là encore, porte les traces d’une eschatologie judéo-chrétienne— il faut dire au contraire que nous sommes en présence d’un monde absurde : un monde gouverné tout entier par le «Vouloir-vivre».

Comme tous les êtres qui peuplent l’univers, l’homme est travaillé par cette réalité primordiale, poussé dans une course générale où chacun, à vouloir persévérer éperdument dans son être, devient l’ennemi de tous. De sorte que si le bonheur peut encore avoir un sens, il consiste à atténuer l’emprise du Vouloir-vivre ou, dans le meilleur des cas, à abolir la tyrannie de son règne… Or cela, l’art le rend possible !

En effet, l’expérience de l’art est celle d’une suspension du Vouloir-vivre : face à l’œuvre, la relation à l’objet cesse d’être de désir ou de volonté de posséder, pour devenir de contemplation. En cela, Schopenhauer prolonge l’idée kantienne de désintéressement dans le jugement esthétique, ainsi d’ailleurs que l’affirmation hégélienne que l’art est le lieu d’un dépassement du désir en tant que ce dernier est voué à la destruction de l’objet désiré. Mais, dans la conception de Schopenhauer, cette suspension ne donne lieu à aucune manifestation d’ordre spirituel. Elle est seulement l’expérience d’une délivrance. L’art est art de se déprendre du Vouloir-vivre !

De la pitié à la volonté de puissance

D’où vient cependant le privilège accordé à la musique, dont va cependant hériter la poésie ? On touche ici à quelque chose de très subtil dans la pensée de Schopenhauer, dans la mesure où il nous met face à un paradoxe saisissant. Car la musique est de tous les arts celui qui exprime le mieux cette sorte de cécité du Vouloir-vivre. Le mieux, c’est-à-dire de la façon la plus immédiate, la moins encombrée par des représentations, des répétitions qui nous viennent du monde des phénomènes. La musique est, pour ainsi dire, l’écho sans déformation du Vouloir-vivre dans son déploiement majestueux et irrésistible. On pourrait donc en déduire qu’elle ne fait que relayer puissamment, voire qu’elle redouble, l’empire qu’a sur les hommes le Vouloir-vivre. Or c’est le contraire qui advient. Et il advient parce que la musique pousse la contemplation à un point critique en lequel elle bascule en pitié pour le monde.

Le musicien, mais aussi le poète dont le langage est traversé par la puissance de la musique, sont des hommes qui portent en eux la souffrance du monde. Ils offrent à leurs congénères, par leur art, ce changement de tonalité qui restitue lui-même la métamorphose de la souffrance du monde en pitié universelle.

Il est certain que s’ouvre ici une voie en vue d’une conception tragique de la poésie, que Nietzsche va renforcer ensuite malgré son désaveu acerbe du pessimisme schopenhauerien. Le chant qu’il proclame continue d’être traversé par la souffrance. Il puise dans les profondeurs du tragique. Mais la réponse ne se tourne plus ici vers la pitié : elle se tourne vers la volonté de puissance ! Le poète nietzschéen, disciple de Zarathoustra, lance un regard serein vers l’avenir tandis qu’il fait l’expérience du gouffre. La fameuse querelle entre Nietzsche et Wagner au sujet de la musique a précisément pour enjeu la manière particulière dont la souffrance universelle doit être restituée, dans la création musicale bien sûr, mais aussi en poésie.

Mais qu’il s’agisse de Schopenhauer ou de Nietzsche, ce dont il s’agit, c’est d’une destitution de la raison philosophique avec ses savoirs illusoires et, dans le même temps, c’est la reprise par la poésie d’une place éminente en tant que réponse à la dimension essentiellement tragique du monde… En un sens, elle n’est plus tout à fait un art parmi d’autres !

Toutefois, notre question de départ demeure : la philosophie qui accorde à la poésie une autorité qui serait supérieure à la sienne, c’est encore pour elle une façon de reconduire son pouvoir à assigner à chaque chose sa juste place, et à la poésie en particulier. Certes, la poésie trône désormais avec la musique en haut de la pyramide, mais c’est en quelque sorte à la parole du philosophe qu’elle le doit. La prééminence que s’accorde la philosophie par rapport à la poésie n’a pas cessé: elle est devenue seulement implicite, plus subtile. Le geste, apparemment réparateur, que fait la philosophie ne lève pas le caractère illégitime du pouvoir qu’elle se donne de statuer sur la nature de la poésie… comme si cette dernière ne pouvait pas parler pour elle-même et se faire écouter !

Charger plus d'articles
Charger plus par Raouf Seddik
Charger plus dans Culture

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *